Maitre de philosophie Molière : Le bourgeois gentilhomme Reference d'origine


MOLIERE


Le bourgeois gentilhomme



PERSONNAGES

M. JOURDAIN, bourgeois.
MADAME JOURDAIN, sa femme.
DORANTE, comte, amant de Dorimène.
DORIMÈNE, marquise.
LUCILE, fille de M. Jourdain.
NICOLE, servante.
CLÉONTE, amoureux de Lucile.
COVIELLE, valet de Cléonte.
MAÎTRE DE MUSIQUE
ÉLÈVE DU MAITRE DE MUSIQUE
MAITRE À DANSER
MAITRE D'ARMES
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE
MAÎTRE TAILLEUR
GARÇON TAILLEUR
DEUX LAQUAIS



SCÈNE IV [ACTE II] __ MAITRE DE PHILOSOPHIE, M. JOURDAIN, DEUX LAQUAIS.


MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, en raccommodant son collet. Venons à notre leçon.

M. JOURDAIN. __ Ah! monsieur, je suis fâché des coups qu'ils vous ont donnés.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Cela n'est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses, et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre?

M. JOURDAIN. __ Tout ce que je pourrai, car j'ai toutes les envies du monde d'être savant, et j'enrage que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j'étais jeune.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Ce sentiment est raisonnable. Nam sine doctrina vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin sans doute?

M. JOURDAIN. __ Oui, mais faites comme si je ne le savais pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Cela veut dire que sans la science la vie est presque une image de la mort.

M. JOURDAIN. __ Ce latin-là a raison.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences?

M. JOURDAIN. __ Oh! oui, je sais lire et écrire.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique?

M. JOURDAIN. __ Qu'est-ce que c'est que cette logique?

MAITRE DE PHILOSOPHIE. __ C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit.

M. JOURDAIN. __ Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ La première, la seconde et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux; la seconde, de bien juger par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures. Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton, etc.

M. JOURDAIN. __ Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Voulez-vous apprendre la morale?

M. JOURDAIN. __ La morale?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Oui...

M. JOURDAIN. __ Qu'est-ce qu'elle dit, cette morale?

MAITRE DE PHILOSOPHIE. __ Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et...

M. JOURDAIN. __ Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables; et, il n'y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon saoul, quand il m'en prend envie.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Est-ce la physique que vous voulez apprendre?

M. JOURDAIN. __ Qu'est-ce qu'elle chante, cette physique?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons. M. JOURDAIN. - Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Que voulez-vous donc que je vous apprenne?

M. JOURDAIN. __ Apprenez-moi l'orthographe.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Très volontiers.

M. JOURDAIN. __ Après, vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n'y en a point.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu'elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix : A, E, I, O, U.

M. JOURDAIN. __ J'entends tout cela.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.

M. JOURDAIN. __ A, A, oui.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut : A, E.

M. JOURDAIN. __ A, E; A, E. Ma foi, oui. Ah! que cela est beau!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une de l'autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.

M. JOURDAIN. __ A, E, 1, 1, 1, 1. Cela est vrai. Vive la science!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ La voix 0 se forme en rouvrant les mâchoires et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : 0.

M. JOURDAIN. __ 0, 0. Il n'y a rien de plus juste. A, E, 1, 0, 1, 0. Cela est admirable! 1, 0, 1, 0.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un 0.

M. JOURDAIN. __ 0, 0, 0. Vous avez raison. 0. Ah! la belle chose que de savoir quelque chose!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans les joindre tout à fait : U.

M. JOURDAIN. U, U. Il n'y a rien de plus véritable, U.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue, d'où vient que, si vous la voulez faire à quelqu'un et vous moquer de lui, vous ne sautiez lui dire que U.

M. JOURDAIN. __ U, U. Cela est vrai. Ah! que n'ai-je étudié plus tôt pour savoir tout cela!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Demain nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.

M. JOURDAIN. __ Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses qu'à celles-ci?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d'en haut : DA.

M. JOURDAIN. __ DA, DA. Oui. Ah! les belles choses! les belles choses!

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ FA, en appuyant les dents d'en haut sur la lèvre de dessous : FA.

M. JOURDAIN. __ FA, FA. C'est la vérité. Ah! mon père et ma mère, que je vous veux de mal! MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Et l'R, en portant le bout de la langue jusqu'au haut du palais; de sorte, qu'étant frôlée par l'air qui sort avec force, elle lui cède et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : R, ra.

M. JOURDAIN. __ R, r, ra; R, r, r, r, r, ra. Cela est vrai. Ah! l'habile homme que vous êtes! et que j'ai perdu de temps! R, r, r, ra.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.

M. JOURDAIN. __ Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d'une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Fort bien.

M. JOURDAIN. __ Cela sera galant, oui.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire?

M. JOURDAIN. __ Non, non, point de vers.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Vous ne voulez que de la prose?

M. JOURDAIN. __ Non, je ne veux ni prose ni vers.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Il faut bien que ce soit l'un ou l'autre.

M. JOURDAIN. __ Pourquoi?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Par la raison, monsieur, qu'il n'y a pour s'exprimer que la prose ou les vers.

M. JOURDAIN. __ Il n'y a que la prose ou les vers?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Non, monsieur: tout ce qui n'est point prose est vers; et tout ce qui n'est point vers est prose.

M. JOURDAIN. __ Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est donc que cela?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ De la prose.

M. JOURDAIN. __ Quoi! quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », c'est de la prose?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Oui, monsieur.

M. JOURDAIN. __ Par ma foi! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j'en susse rien; et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour », mais je voudrais que cela fût mis d'une manière galante, que ce fût tourné gentiment.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre coeur en cendres; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d'un...

M. JOURDAIN. __ Non, non, non, je ne veux point tout cela; je ne veux que ce que je vous ai dit : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. »

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ Il faut bien étendre un peu la chose.

M. JOURDAIN. __ Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. __ On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. » Ou bien : « D'amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. » Ou bien : « Vos yeux beaux d'amour me font, belle marquise, mourir. » Ou bien : « Mourir »

M. JOURDAIN. __ Est-ce qu'il faut dire cela?

MAÎTRE TAILLEUR. __ Oui, vraiment. Toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.

M. JOURDAIN. __ Les personnes de qualité portent les fleurs en enbas?

MAÎTRE TAILLEUR. __ Oui, monsieur.

M. JOURDAIN. __ Oh! voilà qui est donc bien.

MAÎTRE TAILLEUR. __ Si vous voulez, je les mettrai en enhaut.

M. JOURDAIN. __ Non, non.

MAÎTRE TAILLEUR. __ Vous n'avez qu'à dire.

M. JOURDAIN. __ Non, vous dis-je, vous avez bien fait. Croyez-vous que l'habit m'aille bien?

MAÎTRE TAILLEUR. __ Belle demande! Je défie un peintre avec son pinceau de vous faire rien de plus juste. J'ai chez moi un garçon qui, pour monter une ringrave, est le plus grand génie du monde; et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le héros de notre temps.

M. JOURDAIN. __ La perruque et les plumes sont-elles comme il faut?

MAITRE TAILLEUR. __ Tout est bien.

M. JOURDAIN, en regardant l'habit du tailleur. __ Ah! ah! monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m'avez fait. Je la reconnais bien.

MAÎTRE TAILLEUR. __ C'est que l'étoffe me sembla si belle que j'en ai voulu lever un habit pour moi.

M. JOURDAIN. __ Oui, mais il ne fallait pas le lever avec le mien.

MAÎTRE TAILLEUR. __ Voulez-vous mettre votre habit?

M. JOURDAIN. __ Oui, donnez-le moi.

MAÎTRE TAILLEUR. __ Attendez. Cela ne va pas comme cela. J'ai amené des gens pour vous habiller en cadence,. et ces sortes d'habits se mettent avec cérémonie. Holà! entrez, vous autres. Mettez cet habit à monsieur de la manière que vous faites aux personnes de qualité.

(Quatre garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole, puis ils lui mettent son habit neuf; et Monsieur Jourdain se promène entre eux et leur montre son habit pour voir s'il est bien. Le tout à la cadence de toute la symphonie.)

GARÇON TAILLEUR. __ Mon gentilhomme, donnez, s'il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.

M. JOURDAIN. __ Comment m'appelez-vous?

GARÇON TAILLEUR. __ Mon gentilhomme.

M. JOURDAIN. __ « Mon gentilhomme! » Voilà ce que c'est de se mettre en personne de qualité! Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : « Mon gentilhomme. » (Donnant de l'argent.) Tenez, voilà pour « Mon gentilhomme ».

GARÇON TAILLEUR. Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

M. JOURDAIN. « Monseigneur! » oh! oh! « Monseigneur! » Attendez, mon ami. « Monseigneur » mérite quelque chose, et ce n'est pas une petite parole que « Monseigneur ». Tenez, voilà ce que monseigneur vous donne.

GARÇON TAILLEUR. __ Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.

M. JOURDAIN. __ « Votre Grandeur! » oh! oh! oh! Attendez, ne vous en allez pas. A moi « Votre Grandeur »! (Bas, à part.) Ma foi, s'il va jusqu'à l'Altesse, il aura toute la bourse. (Haut.) Tenez, voilà pour ma Grandeur.

GARÇON TAILLEUR. __ Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités. M. JOURDAIN. __ Il a bien fait, je lui allais tout donner.

(Les quatre garçons tailleurs se réjouissent par une danse, qui fait le second intermède.)






© 1999 PLEIADE, Peter Marteinson, University of Waterloo